Editorial
Leszek Brogowski
[Extrait]
La démarche qui a présidé à la conception et à la rédaction de ce numéro a été radicalement empirique : un état des lieux (ou des non-lieux) d’un territoire de l’art sans nom particulier, où se sont installés les artistes dont les pratiques, les attitudes et les conceptions semblent pouvoir être désignées – dans une première approche – par ce vocable : la discrétion. Il m’a paru que pour une revue portant « pratiques » dans son titre, il était raisonnable de prendre au départ le risque de considérer la discrétion non pas comme un concept, mais précisément comme une façon de pratiquer l’art, comme une attitude. Il fallait toutefois commencer par faire le point sur les usages langagiers. Qu’est-ce donc qu’être discret ? Qu’est-ce que la discrétion ?
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La discrétion comme forme de sobriété ou de pureté sur le plan esthétique n’a pas beaucoup d’intérêt dans la mesure où elle est une esthétique comme une autre. C’est lorsqu’on la considère sur un autre plan qu’elle peut servir à décrire des attitudes artistiques qui forment un faisceau cohérent de valeurs et d’attitudes qui s’avèrent alors être indissociablement artistiques et politiques. La discrétion désigne alors en effet la dénégation du narcissisme au profit de diverses figures de l’anonymat, le refus du piédestal au profit de diverses figures de la dissémination, le renoncement au mythe du succès et du profit pour se consacrer à la conquête du monde à travers le sens. La discrétion laisse émerger l’art « silencieusement », sans faire trop de bruit autour de lui ; elle s’attache davantage aux effets produits par l’art dans la réalité, quitte à accepter une échelle « micrologique », qu’à la communication de ses activités, dont souffre aujourd'hui le monde de l’art. Son mot d’ordre pourrait être « ne pas trop » : pas trop s’exposer, pas trop s’imposer, pas trop se pousser, par trop se célébrer. « Moins la peinture est montrée à un public contingent, mieux c’est. Moins c’est plus », écrivait Ad Reinhardt, il n’y a pas si longtemps ; et ce pourrait être la devise artistique de la discrétion, mais non la devise d’une esthétique de la discrétion. La discrétion, c’est faire sans montrer qu’on fait, comme si ça venait tout seul ; c’est une façon de faire, façon qui peut d’ailleurs s’avérer aussi le plus surprenant, car, comme le dit si bien Castiglione, « le véritable art est celui qui ne paraît pas être de l'art ». Être discret, c’est faire venir l’art tout seul, sans s’efforcer de le cacher ni lui faire de la publicité : faire sans faire valoir. Et c’est déjà une façon de sortir du « système », du « cahier des charges » institutionnel. C’est cette manière de faire qui, si elle est discrète, est en même temps révélatrice de l’idée qu’on se fait de l’art. Une certaine forme de discrétion serait donc essentielle à l’art, que submergent trop souvent la subjectivité débordante de l’artiste, l’instrumentalisation commerciale des œuvres ou encore la mystification idéologique des symboles. C’est pour cela que la discrétion ne peut être ni une étiquette de l’art, ni un blason de l’artiste, ni une esthétique du théoricien, car elle est l’ardeur même de l’art ; l’ardeur de l’art même. À suivre.