Adorno à « l’époque » du cinéma
Jean Lauxerois
Comme dans tous les textes qu’il a écrits dans les dix dernières années de sa vie, Adorno, dans ce texte fragmentaire consacré au cinéma, approfondit et infléchit notablement sa pensée sur la question de l’œuvre d’art à l’époque de la technique et de ce qu’il a nommé « l’industrie culturelle ». Il poursuit ainsi la réflexion qu’il avait engagée avec Eisler sur la musique de film, dans un livre publié en 1949, qu’il réédite en le dotant d’une nouvelle préface, l’année de sa mort (1969) ; il continue du même coup le dialogue engagé dès avant-guerre avec Benjamin, Kracauer et Brecht. Plus encore peut-être que le disque et la radio, auxquels Adorno accorde une importance décisive pour la musique, le cinéma l’engage à examiner sur nouveaux frais le rapport qu’entretiennent l’art et la culture de masse.
A cet égard, et paradoxalement, le cinéma fait époque, à entendre au sens originaire du terme d’épochè : le cinéma est « suspension ». Il porte donc en soi une contradiction majeure : il est techniquement cet art du mouvement et du flux dont l’essence l’incline à suspendre ce mouvement même dans une stase. Ce serait, en un mot, la contradiction du cinématique et du filmique. Cette contradiction immanente au cinéma doit être comprise et assumée parce qu’elle est au cœur de toutes les autres contradictions de cet art technique par excellence. Adorno tente de les situer en une série d’aperçus, pour mieux montrer comment l’industrie culturelle, au-delà de sa médiocrité et de son emprise aliénante, peut aussi offrir son propre contrepoison : ainsi le cinéma, art de masse, peut se révéler porter en lui l’idée d’une collectivité, une expérience inédite du réel et l’exigence d’une écriture.
Transparents filmiques
Le cinéma, en transparents
Transparents cinématographiques
Theodor W . Adorno
« …Ce qui, dans le film, contredit le film, lui donne une force, à la manière dont des yeux caves peuvent exprimer le vide du temps. Il faut plutôt référer l’esthétique du film à une forme subjective de l’expérience à laquelle il s’apparente - peu importe que ce soit contre sa technologie première et qui lui confère sa dimension artistique. Qui, par exemple, après une année passée en ville, séjourne de longues semaines en haute montagne, en renonçant par ascèse à tout travail, peut vivre une expérience inattendue : dans son sommeil ou son demi-sommeil, des images multicolores du paysage passent, bienfaisantes, devant lui, voire à travers lui. Mais elles ne passent pas d’une manière continue, en se compénétrant l’une l’autre ; elles sont, bien davantage, détachées l’une de l’autre dans leur flux, comme projetées par la lanterne magique de notre enfance. C’est à cette suspension dans le mouvement que les images du monologue intérieur doivent de ressembler à l’écriture, laquelle n’est elle-même rien d’autre que ce mouvement qui se déplace sous nos yeux, tout en demeurant fixité dans chacun des signes singuliers qui la composent. Il est vraisemblable que le rapport de cet aspect des images avec le cinéma est du même ordre que celui du monde visuel avec la peinture ou celui du monde sonore avec la musique. C’est parce qu’il serait la restitution objectivante de ce mode d’expérience que le cinéma serait de l’art. »
Film and Music
Stan Brakhage
En hommage à Stan Brakhage nous avons traduit de l’américain une lettre de 1966 qu’il avait écrite à Jonas Meckas faisant suite à la demande de ce dernier d’écrire un texte sur le sujet du film et du son pour la revue « Film Culture ». La lettre a été adressée à Ronna Page, l’assistante de Mekas. Il était plaisant et intéressant de traduire un texte sur cette problématique à partir du point de vue d’un créateur qui a fait, très longtemps, des films délibérement silencieux, le rythme musical étant donné par ses images. Extrait :
« I recall first hearing shifting chords of sound that corresponded in meaningful interplay with what I was seeing when I was a child in a Kansas comfield at mid-night. That was the first time I was in an environment silent enough to permit me to hear « the music of the spheres », as it’s called, and visually specific enough for me to be aware of the eye’s pulse of receiving image. John cage once, in a soundproof chamber, picked out a dominant fifth and was told later that he was hearing his nervous system and blood circulation : but the matter is a great deal more complicated than that- at least as much more complicated as the whole range of musical chord possibilities is to the, any, dominant fifth…for instance, any tone of the inner-ear seems to be hearable as a pulse, or wawe of that tone, or irregular rythm and tempo, « waveringness » one might say ; and yet these hearable pulse-patterns repeat, at intervals, and reverse, and et cetera, in a way analogous to the « themes and variation » patterns of some western musical forms. External sounds heard seem to affect this inner-ear pulses more by way of the emotions engereded than by specific tonal and/or rhythmic correspondences:whereas the external pulse perceived by the eye does seem directly affect the ear’s in-pulse. But then that’s a much more complicated matter, too, because… ».
Image et son dans le cinéma expérimental : transcription, oscillation de l’un à l’autre
Muriel Caron
La critique d’art Muriel Caron s’est proposée de développer dans son essai la question du son, de la voix et de l’image dans les réalisations expérimentales. En plus de tous deux reposer sur le rythme et l’impression de mouvement, le cinéma expérimental et la musique partagent un caractère performatif qui constitue chaque projection et interprétation en expériences différentes. Aussi, si les premiers films muets sont des référents incontournables du
cinéma expérimental, et si la musique sérielle, répétitive, minimaliste a inspiré plusieurs films expérimentaux, c’est bien pour leur traitement particulier du rythme saccadé et de la forme séquentielle. De même, le montage décrispant des films lettristes où sons et images ne sont plus synchronisés, ou encore l’utilisation de la voix-off comme contrepoint des
images, dans certains films expérimentaux, sont autant de tentatives pour perturber, décontenancer et trouver la parade au flux continu et régulier du défilement des images. Au temps chronométré et au format standardisé des productions commerciales sont préférées les errances, absences, accélérations du temps perçu, vécu...
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